Le 4 janvier 1954, un entrefilet paraît dans le Dauphiné-Libéré. Près de Crémieu, une bête a attaqué les chiens de deux agriculteurs de Cozance. Le lendemain, le canidé récidive à la Bâtie-Montgascon et Corbelin. Des traces sont relevées aux Avenières.
Les gendarmes entrent en scène. On parle de battue pour éliminer le dangereux visiteur dont l’identité ne fait plus de doute. C’est un loup !
Les bons vieux ‘‘12’’ dormant sur l’armoire à côté des boîtes de biscuits, les ‘‘darnes’’ un peu serrés, reprennent du service. Près de Dizimieu, un chien portant collier prend une volée de chevrotines. Et le loup court toujours.
Le 12 janvier 1954, alors que la neige tombait serrée, le dernier loup tué en Dauphiné et peut-être en France, est abattu par des chasseurs de Vignieu alors qu’il rôdait dans les bois de Vasselin, après avoir été aperçu sur le territoire de Sermérieu.
Le loup n’eût pas trouvé, pour mourir, région plus boisée ni plus hantée d’histoires de bêtes fauves.
Nous sommes dans le Bas-Dauphiné où les habitants ont porté pendant longtemps le surnom de ‘‘brûleurs de loups’’.
Les gens du pays ont conservé leur surnom mais depuis longtemps, il n’y avait plus de loups en Bas-Dauphiné.
D’où venait-il, celui-là ?
Le professeur Viret, directeur du Muséum de Lyon, avançait une hypothèse valable.
L’animal, chassé des Carpates par un hiver rigoureux, avait enfin trouvé dans notre région, un refuge. Il s’était taillé un domaine dans la forêt, se nourrissant sur le gibier de la région.
La peur
Le jour où, poussé par la faim, il descendit dans la vallée des hommes, il n’avait plus aucune chance de survie.
Depuis deux ans, les paysans de la région étaient inquiets. Des moutons étaient dévorés dans les pacages, mais personne ne parlait de loup. On accusait des chiens errants sans pouvoir mettre la main sur les coupables.
Un jour, ce fut au tour d’un chien d’être attaqué. Au matin, le père Lombart, fermier à Ossé, découvrit son chien, déchiqueté. Celui-ci était réputé pour être un gardien, féroce, le plus fort de tous les chiens du pays, il avait selon son maître sauvé sa sœur attaquée par un taureau furieux. Taïaut s’était battu jusqu’au bout. Le drame s’était déroulé sur cinq cents mètres. En sept places successives, la neige fraîche était couverte de sang.
Dès lors, les soupçons prirent corps. Il est bien connu qu’un chien ne dévore jamais un autre chien, même s’il le tue.
L’attaquant, selon le docteur Couturier de Grenoble, zoologiste réputé, venait de trahir ses origines : il n’y a que les canidés, hyène, chacal, loup, qui puissent digérer des os en aussi grande quantité. Carnivores typiques, leurs sucs gastriques et intestinaux réduisent les os en une sorte de caoutchouc en un quart d’heure.
Il n’en fallait pas davantage pour enfiévrer les cerveaux. D’aucuns tenaient pour un loup ou un lynx. D’autres, plus imaginatifs, pour un lion. Le Chef de la Gendarmerie de Morestel, le maréchal des logis chef Louis Brunet était de ceux-là.
« Prudence, conseillait-il aux chasseurs qui venaient d’organiser une battue monstre. Il ne peut s’agir que d’un fauve. Chassez à deux« .
L’assaut final
Les chasseurs de Sermérieu et leur président M. Hullard se lancent sur les traces du fauve.
Albert Juppet aperçut le loup le premier.
« Je m’étais posté en bordure des fourrés d’Odion. J’étais seul et les gendarmes en passant m’en firent le reproche. Ça pétaradait de partout, en haut sur la colline et il était plus dangereux de chasser ainsi en groupe que d’affronter même seul, un lion. Soudain, j’ai perçu un léger bruit de fougères. L’animal se dressa à cinquante mètres. Il m’apparut comme un chien énorme. Il m’a regardé. J’ai tiré. Il s’est écroulé puis s’est redressé et a disparu, en faisant des bonds, sans un cri, sans un hurlement. Je n’ai pas pu redoubler mon tir ».
L’animal était blessé au défaut de l’épaule droite. Dans une région où tous les chasseurs étaient sur le pied de guerre, il ne pouvait pas échapper. Il fut bientôt repéré grâce aux traces de sang qui rougissaient la neige, à quelques kilomètres de là, dans les marais de Vasselin.
Il traverse le lieu-dit Farvotière, franchit la D19A et pénètre dans le bois des Blanchettes en limite de Vasselin et de Vignieu.
Là, M. Reynier de Vasselin et son équipe se joignent au premier groupe.
Les chasseurs de Vignieu emmenés par leur président M. Charvet battent les bois.
Désormais, le loup est cerné.
« Je montais avec Roger Budin le long d’un taillis, raconte Joseph Drevet, quand nous avons aperçu l’animal. Il venait à travers les arbres. Il marchait vite ; pour passer, il attaqua rageusement le taillis avec ses dents. Ensemble, nous avons épaulé et tiré. Le loup a fait demi-tour et un saut de deux mètres. C’était impressionnant. Enfin, il s’est couché la tête entre les pattes en bordure d’un bois ».
Messire loup avait expié ! On le ramena au café Borel à Vignieu – on n’a sûrement pas sucé que de la glace ce soir-là –. Un énorme loup mâle, pesant quarante et un kg, au pelage fauve, d’une couleur indéfinie. Beaucoup de gris, des reflets plus foncés allant sur le jaune…
« Enfin, écrivent MM. Barbary et Charvet, un soupir de soulagement s’exhale des populations agricoles de toute une région bas-dauphinoise. Un loup ! C’était bien un loup qui égorgeait les chiens, depuis Trept jusqu’à la Bâtie-Montgascon ! Un loup qui entretenait une inquiétude latente, qui faisait les petits se serrer peureusement pour aller à l’école, un loup qui peu à peu, paralysait la vie de quinze villages« .
Désespérant sans doute de n’avoir pas été sur place le 12 janvier, le Progrès obtient du Maire de Morestel, M Perrin que l’on fasse empailler le carnassier à Lyon. Et hop ! Le loup disparaît dans le coffre d’une traction avant, direction le siège du quotidien, rue de la République pour être présenté à la population.
Que faire de la dépouille ?
Les esprits étaient encore loin d’être apaisés. Le loup mort faisait des envieux.
A qui appartenait sa dépouille ?
A ceux qui l’avaient débusqué, à celui qui l’avait blessé, à ceux qui l’avaient achevé ?
Un professeur de droit de l’Université de Grenoble consulté se refusa à conclure.
Pour en finir, les chasseurs des trois Communes héroïques, Sermérieu, Vasselin, Vignieu, organisèrent une table ronde et conclurent ainsi sur papier timbré, paraphé et signé :
‘‘Animés par un esprit de fraternelle concorde, avec le souci d’assurer à la postérité un trophée de chasse rare…afin que le loup, désormais neutralisé, fasse partie du patrimoine commun à ces localités…Il est convenu que le loup sera la propriété commune et indivisible des localités de Vignieu, Sermérieu et Vasselin.
Morestel en aura la garde et l’entretien, à charge pour cette dernière de payer l’assurance annuelle contre le vol et l’incendie pour une valeur de 200 000 F.
Il est convenu, en outre que chaque année, Vignieu pourra prendre possession du loup du 1er au 15 août ainsi que deux autres fois, cinq jours consécutifs, à n’importe quelle époque de l’année. Sermérieu pourra le prendre du 16 au 21 août et Vasselin une fois l’an.
Un tronc à l’avantage des Sociétés de chasse sera placé dans les expositions avec l’inscription : N’oubliez pas les chasseurs du loup
Ce tronc sera plombé et ne sera ouvert qu’en présence des intéressés qui s’en partageront le contenu ainsi :
Morestel 20% et le reste : Vignieu 52% ; Sermérieu 40% ; Vasselin 8%.’’
Toute bonne histoire dure toujours un peu plus longtemps que prévu !
Le loup était mort mais l’affaire n’était pas terminée pour autant. Un curieux phénomène d’hallucination collective s’empara de toute la région. Nombreux étaient ceux qui avaient vu la louve et ses petits trottinant dans la campagne.
Le soir du 12 janvier, vers 18h30, M. Flamant, cultivateur au Marteray, conduit son cheval à l’abreuvoir. L’animal se cabre brusquement. Un loup est passé par là pour manger une bête morte. Le Bas-Dauphiné est à nouveau en alerte.
Le samedi 16, Marc Perry du Dauphiné Libéré, relate la découverte d’autres traces devant le souterrain du château de Saint-Chef.
Le 17, des battues sont organisées. Un second animal fait fuir les moutons. Pendant que MM. Drevet et Budin, les héros du 12 janvier reçoivent un mandat de 5000 F pour leur fait d’armes, on s’apprête à traquer les frères du loup, ses sœurs, son épouse, ses enfants ou ses cousins…
Cinq cents chasseurs sont sur la piste, mais se font berner par la louve, à la recherche, dit-on, du mâle abattu.
Tirée à vingt mètres, elle échappe à ses poursuivants (cf. Les Allobroges, le mardi 19 janvier 1954). On croit l’apercevoir escortée de ses deux petits (cf. Le Dauphiné-Libéré mercredi 20 janvier 1954).
La peur gagna le pays. Les enfants n’allaient plus à l’école qu’accompagnés en groupe, par des chasseurs le doigt sur la détente. Les paysans labouraient avec le fusil en bandoulière. La nuit tombée, les portes étaient soigneusement verrouillées et chacun restait l’oreille aux aguets.
Au fur et à mesure que passaient les jours, cette psychose allait s’amplifiant.
Même mort, l’animal fait encore parler de lui !
Le 21 janvier, la nouvelle fait sensation, le préfet dut décider d’une battue colossale pour le lendemain dans plusieurs cantons. Elle eut lieu sur un gigantesque carré de cinquante kilomètres de côté avec deux mille traqueurs, mille chasseurs, trois avions Piper, soixante gendarmes assurant les liaisons radio.
Une fois de plus, Marc Perry est sur place, rejoint par Roger-Louis Lachat, grand reporter au Dauphiné Libéré et qui se retrouve à l’heure apéritive vers 19 h sur la place de Morestel.
Le coup de plume est grandiose :
« Entre les récits émoustillants, écrit Roger-Louis Lachat, les harangues du lieutenant de louveterie, le pot de rouge prestement à sec, les cartes d’Etat major étalées, les plans ourdis, le saucisson préparé, le frisson de peur dans l’échine de la vieille demoiselle observant derrière ses rideaux baissés, les redondances de fines lames du cru, le va et vient de la gendarmerie haut bottée, le prestige du premier fusil d’Europe posté sur l’aile légère de l’aviation dauphinoise…Il y a un accent clochemerlien qui vous chatouille, malgré vous, la rate…«
Au soir, tout ce monde rentra bredouille non sans avoir tiré des milliers de cartouches.
Le loup a préféré un coin plus tranquille.
On signala ensuite sa présence en Chartreuse, à Morestel, dans les environs d’Ambérieu-en-Bugey.
Le 30 janvier, deux chiens et un cochon sont trouvés morts dans les bois de Saint-Savin. On parle d’animaux suspects aperçus au Bec de l’Echaillon à Grenoble. Ce sont en réalité des chiens qui boudent le gigot au cyanure destiné au loup…
Une page est tournée…
Le retour du loup dans son pays.
Comme dit précédemment, officiel et sur papier timbré, Morestel en avait la garde et pensait pouvoir avec ce trophée faire un coup touristique ou du moins en tirer parti.
Mais le temps passa et le touriste demanda de moins en moins de voir la bête.
Après avoir trôné en bonne place dans la mairie de Morestel, le précieux animal – socle en bois et cage en verre – se trouva relégué dans les combles et fut même oublié par la population.
Les mandats électoraux se succèdent et les mémoires se perdent.
Il faut attendre la fin des années 2010 pour que le maire de Vignieu de l’époque se dise, mais où est le célèbre animal ? Il serait mieux chez moi, ou du moins à Vignieu puisque la majorité des gens parle du loup de Vignieu et ont oublié les communes propriétaires ou la commune résidentielle.
Ni plus ni moins, il se présente à Morestel, retrouve et prend le loup pour l’emmener dans sa commune. La municipalité de Morestel, bien contente de se débarrasser de ce colis encombrant et devenu inutile, laisse faire. Les autres communes propriétaires en indivis de la dépouille ne sont pas au courant et l’apprennent une fois le forfait commis.
Actuellement, le loup trône dans la salle du Conseil Municipal de la commune de Vignieu.
Texte proposé par Marcel Feuillet