Page 9 - DANS LES PAS DE LAMARTINE ENTRE HISTOIRE ET ANECDOTES
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Les femmes qui tirent l'eau du puits, ou qui la rapportent à la maison dans un seau de bois sur
leurs têtes, s'arrêtent à ce son de la cloche; elles courbent leurs fronts en soutenant le vase
de leurs deux mains levées, de peur que leur mouvement ne fasse perdre l'équilibre à l'eau;
elles adressent une courte prière au Dieu qui fait lever un jour de printemps. Les murmures,
les bruits, les voix du chemin cessent un moment, et à travers ce grand silence on entend la
nature muette palpiter de reconnaissance et de piété devant son Créateur.
Mais déjà les chèvres et les moutons, impatients qu'on leur rouvre les noires étables où on les
enferme pendant la neige, bêlent de plus en plus haut pour qu'on les ramène à leur montagne
accoutumée. La mère de famille descend précipitamment l'escalier raboteux de la chaumière;
on entend résonner ses sabots de hêtre ou de noyer sur les marches. Elle lève le loquet de
bois de l'étable; elle compte ses agneaux et ses cabris à mesure qu'ils s'embarrassent entre
ses jambes pour sortir les premiers de leur prison; elle les donne à conduire aux enfants.
Les petits bergers, armés d'une branche de houx où pendent encore les feuilles, prennent avec
leurs chèvres le sentier de rocher qui mène aux montagnes; ils s'amusent en montant à cueillir
les rameaux du buis, que le printemps rend odorants comme la vigne, et à cueillir au buisson
les fruits verts de cet arbrisseau, qui ressemblent à de petites marmites à trois pieds,
amusement et étonnement de leur enfance. Bientôt on les perd de vue derrière les roches, et
ils ne reviendront que le soir, quand les chèvres et les brebis traîneront sur les pierres leurs
mamelles gonflées de lait.
Pendant que les troupeaux montent ainsi vers les cimes, on voit briller dans les chaumières, à
travers les portes ouvertes, la flamme des fagots allumés par les femmes pour tremper la
soupe du matin à leurs maris avant d'aller ensemble à la vigne. Après la soupe mangée sur la
table luisante de noyer, entourée de bancs du même bois, on voit les vieilles femmes sortir
toutes courbées par l'âge et par le travail. Elles se rassemblent et s'asseyent sur les troncs
d'arbres couchés le long des chemins, adossés au mur échauffé par le soleil levant; elles y
filent leurs longues quenouilles chargées de la laine blanche des agneaux. Ces quenouilles sont
entourées d'une tresse rouge qui serpente autour de la laine. Elles gardent les petits enfants
e causa t e tre elles des pri te ps d’autrefois.
Le jeune homme et la jeune femme sortent les derniers de la maison en glissant la clef par la
chatière sous la porte; l'homme tient à la main ses lourds outils de travail, le pic, la pioche; sa
hache brille sur ses épaules; la femme porte un long berceau de bois blanc dans lequel dort
son nourrisson en équilibre sur sa tête; elle le soutient d'une main, et elle conduit de l'autre
main un enfant qui commence à marcher et qui trébuche sur les pierres.
On les suit de l'œil dans les vignes des coteaux voisins. Ils déposent le berceau de l'enfant
endormi dans une charrière (petit sentier creux entre deux champs de vigne), à l'ombre des
feuilles larges, étagées de œuds en œuds, sur les sarments nouveaux de l'année. L'homme
rejette sa veste; la jeune femme ne garde que sa chemise de toile épaisse et forte comme le
cuir; ils prennent la pioche dans leurs mains hâlées, et on entend résonner partout sur les
collines, jusqu'au milieu du jour, les coups de la pioche de fer luisant, sur les cailloux qui
l'ébrèchent. La chemise de la femme (haletante de peine), se colle sur sa poitrine et sur ses
épaules comme si elle sortait d'un bain dans la rivière. Au moindre cri de son nourrisson qui
s'éveille, elle court s'accroupir auprès du berceau, entrouvre sa chemise et donne son lait à
l'enfant après avoir donné sa sueur à la vigne.
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